M/M Il part d'un premier constat: l'existence aujourd'hui d'une masse de signes issus du modernisme qui ont perdu, avec le temps, leur signification originelle. Au lieu de les évacuer, il s'agit plutôt de s'en réapproprier les codes, d'en réactiver le sens et de concevoir d'autres formes. Il s'agit aussi de poser un regard critique sur ce qu'a généré cette période. Sur ce qu'a produit le libéralisme économique dans lequel nous vivons. Chaque époque a contribué à l'accumulation de signes qui lui sont propre. Nous devons jouer avec ce patrimoine visuel pour développer un langage critique voire utopique. Sur ce constat l'exercice consiste à créer de nouveaux "ornements". Il s'agit d'apprendre aux étudiants à s'approprier des signes existants, à rendre sous forme d'objets graphiques des signes qui n'en sont pas ou n'en sont plus, à les réinjecter dans un circuit, celui de la communication et des médias mais de façon anodine et souterraine. Réussir à pervertir un système en dénonçant sa propre perversion.
PP Perversion, contamination, comment vos étudiants appréhendent-ils la règle du jeu?
M/M Ça n'est devenu jouissif qu'au bout au bout de quelques journées de travail. D'abord sceptiques, sans vraiment saisir les enjeux du projet, ils se sont progressivement pris au jeu en manipulant des formes, en voyant peu à peu apparaître dans la profusion de l'activité de l'atelier des préoccupations qui était les leurs. Les étudiants sont souvent confortés dans une certaine conception de la pédagogie et dans des automatismes : ils vont dans des librairies branchées, acheter les dernières publications sur les dernières typos et les dernières images à la mode. Ils sont souvent victimes de ces compilations qui les fascinent et qu'ils copient. L'idée est de leur faire comprendre qu'ils peuvent retourner le phénomène et créer quelque chose qui peut être à son tour recopié. C'est un moyen pour nous de casser la fascination qu'on peuvent avoir pour certains signes. Ils se rendent compte maintenant de la façon dont les choses fonctionnent. C'est aussi un moyen de leur faire prendre de la distance par rapport aux signes qui font la tendance et de les convaincre que c'est à eux de générer des esthétiques nouvelles qui, s'ils les constituent dès maintenant au sein de l'école, pourront définir leur identité et devenir leur langage.
PP Quelle est la résonance politique de ce type de processus?
M/M La résonance politique s'établit de fait. Elle n'est pas préétablie. Au départ ce qui compte c'est d'étendre le champ d'activité de l'étudiant au-delà du département graphisme, au-delà de l'école. Ils existent des réseaux médiatiques qui peuvent être investis assez facilement. C'est aussi leur faire comprendre comment on peut fabriquer un objet graphique ou un objet sémantique qui puisse circuler dans ces différents réseaux. Une fois compris ce concept de contamination, nous mettons à leur service notre propre réseau pour développer une action qui elle rentre dans le champ du politique. Nous essayons de les amener au-delà d'un système de banalisation et d'application pour créer de l'utopie.
PP Une fois les images infiltrées dans les réseaux constitués, peut-on toucher à la nature même du signe?
M/M Les objets et les images peuvent et doivent être retravaillées, retouchées ou modifiées. Ceux sont des formes libres de droit. Là nous touchons à la nature même du réseau et à son économie. L'école doit retrouver une fonction de laboratoire et d'espace de conception et de recherche critique. Ils ne s'agit pas de fabriquer des signes neutres, sans significations. Ceux-ci ont tous un fondement idéologique dans le sens où ils traduisent une certaine perception de l'environnement socio-économique et de nouvelles attitudes en relation au monde. Disséquer le plan de sa ville, Lausanne, induire des réseaux électroniques ou des schémas de constellations, recomposer le tout au clavier de l'ordinateur; le texte crée à partir de ces nouveaux signes typographiques, au-delà de l'aléatoire décoratif, décrit une nouvelle géographie mentale. D'autres signes apparaissent, reflets scannés d'objets de notre quotidien technologique ou de nos rejets : de l'ouvre-boîtes à la disquette informatique en passant par des emballages usagés. L'écueil de ce type de projet serait qu'il reste à l'état de simple exercice de style.
PP La manipulation de ces objets abouti à quel type de produit?
M/M Les objets graphiques sont regroupés dans une brochure accompagnée d'un CD-rom. La brochure est diffusée au niveau international auprès d'écoles, de médias, d'institutions, d'agences de communication,... Chaque étudiant a, par ailleurs, obligation de définir une stratégie d'infiltration en listant d'éventuelles cibles. Ultérieurement, une surveillance s'installe pour vérifier la propagation, la mutations et la survie des images. L'idée est de faire un objet dont on peut parler très longtemps ou que l'on peut ignorer complètement. C'est un objet pour graphiste en mal d'idées qui démontre et démonte le processus informatique. Nous pensons que l'intérêt de cette démarche réside dans la faculté que peut avoir un créateur, aujourd'hui, à faire passer ses idées. Ne pas attaquer frontalement mais comprendre les enjeux et le fonctionnement des réseaux. Fabriquer des objets ou des entités capables d'infiltrer, de s'immiscier, de se répandre à travers le réseau. Chaque objet doit disposer de sa propre intelligence qui est un gage de sa survie et de son pouvoir critique au sein du réseau infiltré.
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