AL Pensez-vous que ce livre, refusant tout didactisme doctrinaire, puisse éviter les écueils de l'élitisme (un ouvrage destiné aux initiés) et de la démagogie (l'attrait des images)?
FH Il y a pourtant une réelle pédagogie dans l'ouvrage.
M/M L'élitisme et la démagogie sont de fausses questions. Quand il y a des textes, ils sont très condescendants à l'égard du regardeur: on remet le lecteur à l'école.
FH Ici, le choix de reproductions en pleine page permet une confrontation radicale du lecteur à l'art.
M/M Beaucoup n'y sont pas prêts, car on leur a trop dit qu'il fallait être accompagné pour comprendre. Or il est important de demander un effort.
FH C'est d'ailleurs ce que souhaitent les artistes.
M/M Qui sont contre la notion d'"entertainment". Les grands compliments qui nous sont adressés pour le livre viennent justement des artistes eux-mêmes. L'ouvrage demande de mettre de côté ses a priori et de se laisser charmer.
AL La direction de l'ouvrage fut-elle périlleuse?
M/M Je pense qu'elle a été pour Fabrice une opportunité de passer au-dessus des cloisons de l'institution muséale, de prendre du recul. Dans ce sens, ta position a été très privilégiée. Ce livre nous a tous échappé à un moment ou à un autre, que ce soit aux Éditions, à la Documentation ou à nous-mêmes. Tout à coup, ça nous a échappé, et c'est ce côté "monstre" du livre qui est bien, ce côté "surgi des cendres".
FH C'est en effet un concours de circonstances hallucinant, une chance.
M/M Ou c'est l'obstination. Tu es quelqu'un d'obstiné, non ?
FH Oui, assez!
AL Sur la couverture, le titre de l'ouvrage apparaît comme un cartel de musée, et comme les légendes détaillées des oeuvres. Vous interprétez ce choix de maquette comme une intégration du livre au sein des collections. Le livre deviendrait donc une oeuvre?
M/M Ce n'est pas à nous d'en décider, mais c'est une proposition. Le livre viendrait s'intégrer soit comme un objet de design, soit comme un objet d'art. C'est une proposition d'articulation.
FH Comme on cale les meubles, le livre s'inclurait entre le design et les arts plastiques, au milieu des collections. Une sorte de coussin s'inscrivant entre les deux.
M/M C'est ça; un objet de design parce qu'il est fait par des designers.
FH Un objet mixte.
M/M Et une proposition d'articulation, de compréhension du monde – ou d'un champ. Et en tant que tel, il est un acte artistique.
AL Un acte plastique plutôt?
M/M Plastique, comme la couverture, et artistique. Une Ïuvre, sans parler de chef-d'oeuvre.
FH On pourrait dire une proposition créative, la création d'une carte des collections. Sans avoir la prétention d'être une oeuvre d'art – ce qui est quand même différent des Ïuvres de la collection, qui sont acquises selon cette prétention.
M/M Mais si notre pari prend sens, s'affirme comme une proposition intéressante, le livre peut être là au même titre qu'une chaise ou qu'un Marcel Duchamp.
FH Sauf qu'il serait aussi un résumé, un condensé des collections. Ce que n'est pas forcément un ready-made.
M/M En fait, je pensais surtout à la "Boîte en valise", qui est elle-même une proposition de collection.
FH Oui. Moi ça me dérange un peu.
M/M Je veux seulement dire qu'au lieu d'être au dehors, au-dessus des collections, il est une articulation intérieure. Au même titre qu'une bonne ou une mauvais Ïuvre d'art. L'art y redevient une matière première – or le problème avec l'art actuellement, c'est qu'on le stocke comme un bien, mais on ne s'en sert pas comme minerai. Ici les Ïuvres ne sont plus des objets de contemplation, des icônes, mais on les reprend comme matériau. Comme dans la musique électronique, qui avec des sons existants fait un autre morceau, avec de l'art on redit quelque chose. On réactive les oeuvres.
AL ...Vous créez une ligne mélodique.
M/M Et le livre en devient quelque chose de très poétique.
FH Dans le sens musical en effet. Il y a des rythmes, des rimes, et les résonances donnent la trame, le sens. L'ouvrage étant conçu comme un objet relationnel, un nÏud convergent, il articule, dans un espace défini, un ensemble de données. Comme une surface peinte est l'articulation de "couleurs dans un certain ordre assemblées".
AL Pour remettre les oeuvres à nu, abolir les hiérarchies, vous avez recours au mélange des genres – car l'architecture, le design, le cinéma, la vidéo, la photo et les arts plastiques sont mêlés.
FH Je crois que le mélange des genres est en fait une chose très superficielle. Il y a un mélange beaucoup plus profond que celui-ci. L'audace incroyable que nous avons eue de placer côte-à-côte le design et les arts plastiques est somme toute assez conventionnelle, deviendrait une démarche presque académique, et du coup très démonstrative. Or l'ouvrage n'est pas démonstratif ; je ne perçois pas qu'il veuille dire quelque chose à tout prix. Ce qui importe est la rapidité et la circulation entre les oeuvres.
M/M Et les ramifications. C'est une forme complexe, en trois dimensions, non linéaire, créant une synergie, un mouvement dans lequel tu peux te laisser emporter. Les confrontations visent en fait à déplacer l'objet de l'art. On ne dit plus : Klein [Monochrome IKB 3], c'est de la peinture, et le rasoir de Braun [Rasoir 300 spécial, par Müller], c'est du design. On n'a pas un regard d'anthropologiste ou d'entomologiste, un regard pseudo-scientifique, froid.
FH Une certaine latitude est prise avec la hiérarchie traditionnellement établie, au profit d'une proximité avec les Ïuvres – qui est un peu insolente d'ailleurs. La pensée académique en devient impossible. Il faut donc modifier son regard, sans que pour autant la solution soit donnée. C'est une petite secousse. D'où une extension de la pluralité des sens.
AL Le sens d'une oeuvre ne lui serait pas intrinsèque, mais il découlerait de sa confrontation au réel, aux autres oeuvres?
M/M C'est quand les oeuvres se percutent que tu peux percevoir le sens de l'art – ou c'est ainsi qu'on essaie de le faire percevoir.
FH Si cela pouvait provoquer un élargissement des sensibilités. Ce serait très ambitieux. Dans les autres catalogues, tout est dans l'ordre. Un beau "Bleu" de Klein dans un chapitre, et du design dans un autre. Mais notre désordre me paraît plus riche.
M/M C'est comme pour une collection institutionnelle : on achète un Picabia [allusion à la récente acquisition du "Dresseur d'animaux" par le Mnam] pour geler une époque, pour fermer un cercle. Alors qu'ici, aucune Ïuvre n'est présentée comme la synthèse d'une époque; tout reste ouvert.
FH Un musée concentre les oeuvres en cercles clos successifs, qui sont des espaces très tendus, crispés.
M/M Finalement, il y a davantage un travail sur l'espace dans ce livre où se rencontrent des trajectoires complexes. Qui inclut donc le temps et l'espace.
AL Publier l'art, et non plus seulement l'exposer, est une démarche singulière. Comment définir cette singularité ; autrement dit quels sont les atouts d'une présentation "hors les murs", hors des cimaises – vous évoquiez la liberté du vagabondage.
M/M Ici on ne prend pas en compte l'espace propre de l'oeuvre, les images ne sont que des signes. Donc la comparaison est difficile.
FH Le livre est une partition de musique, avec un rythme, des accélérations. Alors qu'un accrochage est une chose calme, pondérée.
AL Vous parliez du livre comme de la concrétisation d'une présentation idéale. Au départ, est-ce qu'il n'a pas été un peu votre musée imaginaire ?
FH Lors de la sélection, il est évident que les Ïuvres retenues sont celles vers lesquelles on allait spontanément. Mais en partie seulement. Ces préférences ont été enrichies d'oeuvres choisies non parce qu'elles étaient les plus belles, mais parce qu'elles apportaient quelque chose de nouveau, de différent.
M/M Et pour en revenir au musée idéal, on peut concevoir le livre comme une proposition de perception de l'art pour le futur. Dire comment considérer l'art à l'avenir. Et les gens des musées, par leur travail, pourront donner une suite à l'ouvrage.
AL C'est très ambitieux!
FH Mais c'est aussi pour cela qu'on fait ce travail. Quand on est conservateur de musée, c'est pour apprendre à voir différemment. Les expositions sont aussi des expériences assez fortes qui visent à une compréhension plus large de l'art.
AL À propos de la première image du livre [Georges Braque, Viaduc à L'Estaque]?
M/M Ce n'est pas un choix innocent : c'est un pont. Et puis le fait que ça ressemble à un Cézanne et que ça ne soit pas un Cézanne. C'est l'histoire de l'origine : ce tableau est un Braque et on croit que c'est un Cézanne ; voici déjà une façon de mettre les choses en mouvement.
FH Ce qui est amusant, c'est que, dans les premières réactions que j'ai entendues à propos de cette image, et provenant de célèbres historiens d'art – "Mais pourquoi mettre Braque en premier ?" –, on voit que les personnes s'attachent plus au cartel qu'au contenu de l'oeuvre.
M/M Et on en revient à la typographie : il est nécessaire de faire un effort de lecture pour voir ce dont il s'agit.
FH Car on ne s'intègre pas, ici encore, dans la hiérarchie qui voudrait que Braque soit moins important que Picasso. On bannit le principe selon lequel il faudrait commencer l'ouvrage par l'artiste phare du siècle. Si on avait commencé par Picasso ou par Duchamp, qui ces mois-ci sont les artistes les plus importants du siècle, on aurait dû concevoir tout l'ouvrage selon ce principe hiérarchique. Or l'ouvrage se lit à partir du sens des oeuvres.
AL Cette publication serait donc une occasion de réécrire l'histoire de l'art ?
FH Tout catalogue de collection réécrit l'histoire. Par exemple, pour une nouvelle acquisition, il tend à faire croire qu'elle a toujours été présente au musée. Le musée est aussi une machine qui produit cette illusion.
M/M Sauf qu'on évite un peu cet écueil. Car notre sujet est plus l'esprit de Beaubourg que les collections elles-mêmes.
FH C'est-à-dire que la présence des Ïuvres est moins importante que leur assemblage, leur association dans le livre. Le côté "trophée" (ce que nous avons été chasser durant les années d'acquisition) est moins important que l'esprit que ces Ïuvres développent par leurs confrontations. Pour prendre une métaphore un peu lourde, c'est moins un tableau de chasse qu'un guide de la façon dont on aimerait chasser.
AL Les yeux qu'on devine sur la couverture semblent esquisser un clin-d'oeil?
FH Il y a des oeuvres qui ont été choisies pour donner une distance ironique par rapport au côté prestigieux des collections. Il y a un peu d'humour dans ce livre, c'est un objet assez drôle – bien sûr quand on le dit comme ça, c'est pas drôle du tout.
M/M Ce que nous aimons bien, c'est que c'est très décomplexé, et du coup très décomplexant. À aucun moment il n'y a de prétention d'avoir une connaissance exhaustive de l'art du XXe siècle, connaissance que je n'ai pas.
FH Moi non plus. Ce côté décomplexé était la seule façon d'aborder une collection si extrêmement ambitieuse, qui se donne pour objet de recouvrir un siècle d'art, et qui est fière d'avoir 40 000 Ïuvres dans ses réserves.
M/M Face à cette gigantesque entreprise, on essaie de redonner aux collections une échelle humaine. Il n'y a ni entrée en grande pompe, ni sortie en grande pompe.
FH C'est assez enjoué.
M/M D'une certaine manière, dans l'accrochage, ce qui est le plus proche du livre, c'est la bibliothèque d'André Breton. En même temps hyper désordonnée, et très ordonnée.
FH Avec des rythmes, des rappels, un humour.. dans lesquels on trouve des correspondances avec l'esprit de ce livre. L'esprit décomplexé d'un amateur tous azimuts.
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